Petite présentation de la langue aïnou et de sa culture La langue est un des vecteurs de transmission d'une culture. Les Aïnous n'utilisant pas de système d'écriture, la transmission ne peut se faire qu'oralement. Aujourd'hui, peu de personnes sont capables de parler aïnou, et encore moins de personnes sont capables de l'enseigner. Ceci est bien triste, car toute cette culture, cet héritage est en train de disparaître. Nous allons essayer de vous présenter ici quelques caractéristiques de cette langue, ainsi que quelques notions culturelles inhérentes à la façon de penser des Aïnous.
Où peut-on lire de l'aïnou ? Pour ceux qui s'intéressent à la géographie du Japon, vous aurez sans doute remarqué une différence assez particulière entre les toponymes des régions de Hokkaidô, et ceux du reste du Japon. Les sonorités de certains noms de lieux sont en effets relativement différentes des sonorités usitées dans le reste du pays. En fait, beaucoup de ces noms de lieux ont une origine aïnou. En poussant nos investigations un peu plus loin, on peut aussi retrouver ces traces d'aïnou dans quelques toponymes du reste du Japon, et notamment du Tôhoku, la région du nord-est du Japon. Mais intéressons nous à Hokkaidô : la carte ci-dessous présente quelques-uns de ces noms aïnous.
Figure 2 - Hokkaidô
Ainsi, nous avons :
Sapporo <sat-poro-pet> : «grande rivière sèche»
Noboribetsu <nupul-pet> : «rivière trouble»
Muroran <mo-rueran> : «pente douce»
Et ainsi de suite !
Il est a noter que cette spécificité n'est pas uniquement japonaise : au Mexique, de nombreux toponymes ont des racines Aztèques par exemple. De Même, aux Etats-Unis d'Amérique, des noms comme «Illinois», «Wyoming», «Chicago» ou «Dakota» sont dérivés de la langue des Indiens d'Amérique qui vivaient dans le secteur.
D'après les deux premiers exemples donnés ci-dessus, nous pouvons déduire aisément que le mot «pet», signifie rivière. Chiri Mashiho, un spécialiste du sujet, explique plus en détail tout cela, tout en insistant bien sur l'importance de la rivière au coeur de la société aïnou, c'est-à-dire du village : dans le sud-ouest de Hokkaidô, «pet» est employé pour dire «rivière», et «nay» (que l'on peut retrouver dans Makomanai par exemple) pour «ruisseau». Mais dans le nord-est de l'île, on emploie uniquement «nay», et «pet» reste rare. Il est même inutilisé dans les îles Kouriles et Sakhaline. Dans le cadre de l'étude linguistique, Chiri remarque que «nay» pourrait très bien venir du mot coréen «nae», signifiant lui aussi rivière. De nombreuses coïncidences comme celles-ci sont très intéressantes à relever, et servent beaucoup aux ethnologues et aux archéologues pour comprendre l'origine de cette langue, et à fortiori de ce peuple. Notons aussi une diversité des dialectes parlés et des variations régionales à l'intérieur de cette langue.
Au niveau des sonorités : tout comme le coréen, l'aïnou voit souvent ses mots finir par une consonne, ce qui est presque impossible en japonais. Ainsi :
Aïnou : sap : descendre sur le rivage ; sat : sécher ; sak : perdre, manquer.
Coréen : sap : pelle, truelle ; sat : natte de paille, tatami ; sak : pincement.
Japonais : sapu : froid glacial ; satsu : billet ; saku : clôture.
La construction des phrases, d'un point de vue grammatical, présente d'importantes similitudes avec le japonais et le coréen. Comparez : «Maman ne revient pas avant minuit» :
Aïnou : totto annoski pakno somo hosipi
Français : mère minuit avant pas revient
Japonais : okaasan wa yonaka made kaeranai
Coréen : onma-neun hanbamjung ggaji an doraonda
Les verbes quant à eux s'accordent en genre et en nombre avec le sujet, comme en français ou en arabe, ce qui n'est pas du tout le cas du japonais ou du coréen. De manière tout à fait générale, nous pouvons voir qu'il existe d'importantes similitudes entre l'aïnou, le japonais et le coréen, mais les linguistes ne s'accordent pas tous pour dire que ces trois langues ont bien une racine commune. Nous l'avons dit au debut, beaucoup de linguistes comparent l'aïnou aux dialectes d'Asie du sud-est, et les exemples donnés dans cet exposé ne sont justement qu'un petit aperçu de ce qui peut découler d'études linguistiques de l'aïnou.
Comme nous l'avons dit plus haut, la rivière est au coeur de la communauté des Aïnous ; ils en ont une conception assez unique, et tout est structuré dans la société autour de cette rivière, ou de ce ruisseau. Par exemple, les Aïnous n'emploient pas les points cardinaux, nord, sud, est, ouest, pour s'orienter, mais se réfèrent plutôt à l'amont et l'aval de la rivière, à contre courant ou dans le sens du courant. De même, les rivières naissent dans la mer, et meurent dans la montagne, comme si leur notion de courant était opposée à la nôtre. Le style de vie des Aïnous est celui de chasseurs pêcheurs cueilleurs, et donc leur vocabulaire s'est organisé en conséquence. Les nombreuses traces et autres sites archéologiques montrent qu'ils vivaient en communauté, non loin du rivage côtier, ou d'une riviere à l'intérieur des terres. Le poisson : la viande de poisson semble également être un des principaux aliments, en témoigne le vocabulaire précis pour décrire chaque espèce de baleine (environ 24), chaque étape du cycle du saumon (20 mots différents), ou bien encore les différents types de phoques (plus de 50 !).
Le mot Kamuy est un des mots-clés de cette culture : il signifie «un» dieu. Les Aïnous sont animistes, et croient donc aux esprits, ou âmes, qui insufflent la vie dans tout ce qui les entoure : animaux, arbres, plantes, et même les objets. Cependant, tout n'est pas aussi simple, et une distinction est faite par exemple entre ce qui est «important» de ce qui ne l'est pas. Qu'entends-on par «important» ? C'est tout simple, sur Hokkaidô et dans toutes les régions ou s'étendait jadis le peuple aïnou, l'hiver est extrêmement rigoureux, beaucoup plus difficile à vivre que l'été. On accordait donc une importance toute particulière aux animaux, à la nourriture, aux phénomènes naturels (le feu) qui les aideraient à passer l'hiver. Ainsi, la référence au Kamuy revient souvent lorsqu'on parle de saumon, d'ours, de cerfs ou du feu, beaucoup plus que pour les truites ou l'eau, ce qui tombe sous le sens quand on connait le climat de ces régions !
Figure 3 - un animal respecté
L'ours occupe une place centrale dans la culture aïinou ; en fait le mot Kamuy désigne également l'ours en aïnou. Bien sûr, tout comme les cerfs ou les lièvres, on chassait cet animal très présent dans le secteur (le Kamchatka est à ce titre une des plus grosses réserves d'ours au monde), mais, peut-être à cause de sa stature imposante, l'on réservait un culte bien plus important à l'ours. En fait, on raconte que les ours seraient des dieux des montagnes venus apporter aux hommes de la viande. En mangeant sa chair, les Ainous libèrent son esprit qui peut ainsi retourner dans le monde des dieux.
Le concept de Kamuy est également appliqué aux hommes, à toutes choses dans le monde, ou plutôt «sur» le monde. Quand au concept de l'âme quittant le corps, il était reconnu par les peuples de Sibérie comme par les premiers japonais. Nous avons par exemple dans l'ancien Japon une distinction entre l'âme iki, souffle de vie, et l'âme tamashii, qui se détache du corps, s'absente de ce dernier, notamment lors des maladies. La vision des Aïnous à ce sujet diffère sensiblement de ses voisins, puisque leur vision de l'âme ne fait pas de distinction entre le principe de vie et la psychée. Selon quelques croyances, l'homme devient Kamuy après la mort, tandis que son âme, Ramat, descend dans un royaume divin, Pokna-Moshir, distinct de celui où se rend l'homme, Kamuy-Moshir. L'âme pourra commencer une nouvelle vie dans ce «monde souterrain».
Les Aïnous ont une vision dualistique du Monde : il est composé du monde des hommes et de celui des dieux ; une relation de complémentarité existe entre eux, et l'idée qu'ils forment un tout cohérent est essentielle. Les dieux de la Nature prennent la forme d'êtres humains dans le Monde Divin (Kamuy-Moshir), et sont déguisés en plantes ou animaux dans le Monde des Hommes (Ainous-Moshir). A l'opposé, les humains sont des humains dans le Monde des Hommes, mais deviennent des divinités dans le Monde Divin. Les Kamuy sont donc considéres (dans l'idée) «comme» des humains.
Une caractérisation des divinités par genre est également faite. Le Kamuy mâle est considéré comme ayant le pouvoir, la domination, ce qui est représente par les animaux : ils symbolisent la chasse, et le rôle de l'homme dans l'écologie (au sens grec du terme) aïnou. D'autre part, la productivité et la nutrition sont symbolisées par des Kamuy femelles, et exprimées à travers les plantes, qui sont liées à la cueillette, rôle de la femme toujours dans l'écologie aïnou. De ce contraste entre divinités mâles et femelles découle celui existant entre l'extérieur (politique et social) et l'intérieur (domestique), ou bien le contraste existant entre prêtres (hommes uniquement) et shamans (médecine, prédictions au contact du surnaturel) dans les activités religieuses. Mais si la domination est symbolisée par une divinité mâle, le rôle de médiateur entre le Monde des Hommes et le Monde Divin est lui symbolisé par le genre femelle d'une divinité. Les rituels religieux où les femmes ne sont pas supposées participer ne peuvent se faire correctement sans l'appel à la Divinité du Feu, une déesse. De même, les Aïnous doivent prier la Déesse de la Chasse et de la Pêche pour espérer ramener de quoi se nourrir. Ce rôle des déesses médiatrices montre que les échanges entre Monde Humain et Monde Divin ne peut se faire sans l'aide du genre féminin. Ces divinités femelles symbolisent la nécessité d'une coopération totale et du support des femmes pour maintenir la société. Au regard de tout ceci, on peut dire que la vision du genre chez les Aïnous est assez égalitaire, en tout cas basée sur la relation de complémentarité qui existe entre les deux sexes, plus que sur l'inegalité.
La cosmologie, la spiritualité des Aïnous sont relativement complexes, et pour plus de détails, je vous renvoie à l'excellent The World View of the Ainu, de Yamada Takako (voir bibliographie).
Voici pour finir cette partie un petit précis de vocabulaire (phonétique) aïnou, qui sait, si un jour vous venez sur Hokkaidô faire des randonnées dans la forêt, au détour d'un taillis, vous aurez peut être besoin de crier à l'aide...
Français Montagne Rivière Eau Feu Route Grand Petit Village Homme Femme Neige
Aïnou Noupouli Pet/Nay Wakka Ape Lou Polo Pon Kotan Hekachi Makkachi Upat
Français Maman Papa Tête Forêt Main Bonjour Merci Aujourd'hui Hier Demain
Aïnou Hapo Michi Sapa Shikou Tek Ilankala(p)te Iyailaikeshi Tanto Nouman Nisatta
Voilà donc une petite présentation de la culture et de la langue des Aïnous. Comme vous avez pu vous en rendre compte, le sujet est très vaste, et si il a pu susciter chez vous un intérêt quelconque, si votre curiosité a été titillée, nous ne saurions trop vous conseiller de prolonger et d'approfondir ce qui a été effleuré ici en vous aidant par exemple de la bibliographie donnée plus bas. Nous vous invitons maintenant à passer à la suite de l'exposé consacrée à l'histoire du peuple aïnou.
Sources : Internet :
http://linguistics.byu.edu/classes/ling450ch/reports/ainu.html : une synthèse des études linguistiques visant à déterminer l'origine de la langue aïnou.
Bibliographie :
Yamada Takako : The World View of the Ainu,2001, Kegan Paul.
Chiri Mashiho : Chimei Ainugo Shojiten, 1956, Hokkaido Shuppan Kikaku Center.
Shibatani Masayoshi : The languages of Japan, 1990, Cambridge University Press.
Hattori Shiro : An Ainu Dialect Dictionary, 1964, Iwamami Shoten.
James Patrie : The Genetic Relationship of the Ainu Language, 1982, University press of Hawaii.
J'adresse mes sincères remerciements à Katsunobu Izutsu (Faculté d'Education de l'Université de Hokkaidô) pour toutes ses explications, ainsi qu'à ToMach pour son aide et les lectures qu'il m'a conseillées.
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Figure 3 : ©jolan